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Plaidoyer de soutien antisexiste

Nov 16, 2022 | 0 commentaires

Ce texte fait suite à une invitation bravache de Sandrine Goeyvaerts, professionnelle du vin, écrivaine et journaliste, d’une prise de position masculine sur le sexisme (et globalement toute discrimination sur base d’un critère fallacieux) dans la bière et le vin.

Pondu en un jour, puis retravaillé en équipe, il paraît le 8 mars 2020 (journée mondiale des droits des femmes) sur Facebook. Devaient alors suivre événements et prises de paroles pour y donner élan et résonance… puis vint le covid.

Nous, professionnels de bouche, de la bonne chère, du plaisir partagé, de la fête, de la belle bouteille, des grandes cènes et autres agapes mémorables, en avons assez. La coupe est pleine, le vase déborde. Depuis bien trop longtemps nous assistons à des pratiques d’un autre âge, pratiques qui ne font plus rire même les publics les moins regardants.

Les plaisirs de la chère ne valent que lorsqu’ils sont partagés, librement consentis, lorsqu’enfin la réelle égalité des parties en présence est pleine et complète, assumée et joyeuse.

Pourtant il semble que le glissement des homonymes soit également sémantique, au détriment de nos collègues. Et il est temps que cet état des choses change.

La bière et les femmes-Agalmalt-Anti-sexiste-Nos-convictions

L’égalité c’est bien beau, sur papier ou sur les réseaux sociaux.

Quel que soit le pays concerné, nous avons affaire à des politiques qui, vibrato dans la voix, la bouche en cul de poule et la main autant sur le cœur que sur leur paie, se sont engagés à travailler sans relâche à l’égalité des sexes, tout en reculant devant tout ajustement de salaires, niant toute impasse administrative lors d’un dépôt de plainte pour agression sexuelle, rejetant la moindre accusation sexiste dans leurs rangs. Ce double discours, inhérent à notre condition d’être parlant, se retrouve également malheureusement encore fortement répandu.

Pourtant, c’est las que nous nous faisons témoins, ébahis et cois, de ce qui devant nous, parmi nous, dans nos propres rangs, comme une saynète surjouée aux acteurs mauvais et mal engoncés dans les pratiques d’un autre âge, supposément définitivement révolues, tend à ressurgir.

Rejet, dénigrement, indélicatesse, voire abus : on nous donne à voir un retour voire une banalisation à ciel ouvert de la désubjectivation systématique, acceptée souvent, parfois encouragée, d’une partie qui-n’aurait-jamais-dû-être-considérée-comme-négligeable de la population. Ce qui se joue tant sur le fond que la forme.

Que l’on parle d’une forme d’abord : nous sommes, plus qu’à notre tour, confronté à des idées marketing « lumineuses » qui ne sont pas sans rappeler une période durant laquelle plus de la moitié de la population était considérée au mieux comme un objet, un accessoire, un faire-valoir.

Du temps où « femme de » était l’une des meilleures choses qui pouvait arriver à toute femme, fût-elle talentueuse, diplômée, ambitieuse. Des noms aux goûts plus douteux les uns que les autres fleurissent, et régulièrement trônent fièrement sur les étiquettes, en haut d’articles racoleurs, et ces dits confrères, fiers du jeu de mot, de la référence salace, présentent des bières comme le petit qui fait rapport du bel étron qu’il vient de déposer au fond de son petit pot, satisfait.

Si de telles initiatives existent encore aujourd’hui, c’est parce qu’elles provoquent encore aujourd’hui admiration, soutien, accolades, complicité.

Que l’on évoque ces slogans encore, connus et reconnus, qui sont au genre ce que la bedaine est au football et sa ligue.

Si la forme de toute expression culturelle renseigne sur les qualités de l’émetteur : que peut-on déduire de ces claquements de doigts adressés à nos consœurs, de ces « hommages » pour lesquels aucune d’entre elles n’a été consultée, de ces comités de défense de l’égalité des sexes strictement constitués d’hommes grisonnants ?

Sur le fond, ce plaidoyer nous engage :

Que l’on revienne sur cette antienne ressassée jusqu’à la nausée : les fameuses « bières de femmes« , qui sont aussi féminines que le stéréotype gluant qu’elles continuent de véhiculer. Ne cherche pas, femme : je sais ce qui est bon pour toi, je sais ce que tu aimes. Tu es d’accord avec moi, tu ne le sais juste pas. La bière, ce truc de bonhomme. Alors que la bière et les femmes sont étroitement liées à l’origine.

Le goût ne se pratique pas avec les gonades, et qu’on ait découvert des supposés bourgeons gustatifs au niveau des bourses ne nous dispense en rien de nous servir de notre cortex préfrontal.
Or il semblerait que la dispensabilité de son usage soit devenue auprès de certains d’entre nous une marque de fabrique.

Pareillement, être femme ne rend pas les plateaux moins lourds, le service de la bière plus facile, les clients à conseiller moins tâtillons. Pas plus n’est-il encore tolérable d’accepter qu’à compétences et expériences équivalentes, l’on préférera des hommes à des postes dirigeants, et des femmes à des postes subalternes.

 

L’origine de la bière – le rôle oublié des femmes

Pourtant, que l’on se le rappelle, et que ça soit entendu, accepté ou simplement renié : historiquement la bière EST féminine. Qu’il s’agisse de la production (des brasseuses de Mésopotamie aux alehouses du Londres médiéval) ou de la consommation, de ses muses (de Ninkasi à Inana, ou aux gravures de Mucha) ou de certaines des avancées qui la structurent (il suffit d’évoquer la légende de Hildegarde de Bingen) : la bière et les femmes sont liées.

Nos consœurs n’ont pas moins droit au respect que leurs équivalents masculins.

Mais – comme à chaque fois en situation de risque de castration imaginaire – dès que les détenteurs d’un quelconque appendice érectile excroissant se sentent menacés, ils confisquent par la force. « À moi ». À moi le pouvoir. Tu enfantes ? Je dirige. Tu charmes ? Je te couvre (en t’accusant de me tenter). Tu parles ? Je frappe. Tu réfléchis ? Depuis quand ? Tu votes ? Vote pour celui que je te désignerai. Tu brasses ? Tu bois de la bière ? Tu parles de la bière ? Et puis quoi encore ?

En sommes-nous encore au temps de la tutelle masculine ? du pater familias ? C’est Ça, le 21e siècle ?

Voilà pourquoi l’histoire de la bière et les femmes a été oubliée.

 

L’heure est au changement et à la prise de conscience

Alors qu’il est encore manifestement possible de « distinguer l’homme de l’œuvre », et d’applaudir le travail de personnes condamnées pour des faits que toute morale réprouve, nous devons avec une énergie renouvelée marquer notre engagement politique, sortir du bois bien gentillet de l’indolence tiède qui fait de nous les complices coupables de ce que pourtant nous dénonçons ici.

Des initiatives existent, et elles méritent notre soutien franc et entier à tout le moins. Qu’il s’agisse de la Pink Boots Society, la Beers Without Beards, Vinifilles ou d’autres encore : le temps est à l’évolution. Une société qui organise encore ses protagonistes de manière complémentaire (entendre : inégalitaire) doit évoluer, ou dépérir. Nous, cosignataires de ce texte, avons choisi. Le féminisme n’est pas, n’est plus un choix. Ou, autrement dit : lorsque l’égalité est un engagement politique et non pas seulement un fait établi, il y a un fameux retard à rattraper.

Cette cause élémentaire ne peut plus souffrir d’un silence qui se fait trop volontiers complice d’une oppression aux antipodes des valeurs prônées par la bière : partage, plaisir, fraternité, innovation et créativité, respect, implication et dévotion.

Ces valeurs mises en étendards de nos métiers ne peuvent réellement être respectées au détriment de ses acteurs, fût-ce une partie d’entre eux. Si l’on accepte la revendication d’engagement politique en proposant au client de soutenir l’artisanat brassicole (le fameux consomm’acteur : achète local, soutiens le petit producteur et pas l’actionnaire, etc.), nous devrions réfléchir à notre propre engagement éthique.

Et s’il peut prendre différentes formes, celle de la ségrégation n’est pas négociable ni acceptable. Tant que l’on acceptera au sein de nos métiers de telles entorses à la plus basique des bienséances, nous accepterons l’image peu reluisante du buveur de quantité si peu regardant à la qualité, du siphonneur de cubi, du tonton sans classe.

Nous en souffrons tous. Nous ne pouvons pas à la fois demander à ce qu’on respecte l’artisanat, et en même temps cracher sur une partie de ses acteurs.

L’heure est à la cohérence, au what you see is what you get.

Nous vivons entourés de Maries Curie en puissance : pionnières, audacieuses, brillantes. Nous leur devons respect, déférence, considération. A contrario : rien ne nous autorise à rejeter, dénigrer, moquer quiconque, et certainement pas sur base d’un critère arbitraire tel que le genre, l’orientation sexuelle, la couleur de peau, le handicap.

Nous ne devrions plus applaudir lorsqu’une offre d’emploi en brasserie précise H/F/X. Pas plus ne devrions-nous plus supporter, ou laisser dire remarque sexiste, blague orientée, ou appellation grasse qui sont autant de mains au cul de nos propres sœurs, mères, femmes. Assez des noms tels que « Turlute à la fraise », « Salope Triple », et j’en passe.

Ce n’est plus acceptable en 2020, comme ça n’aurait déjà pas dû l’être il y a 60 ans.

Des anecdotes, nous en connaissons tous. Parfois même avons-nous pris part active à ces tableaux qui devraient nous faire rougir, et pas de plaisir (« C’est l’histoire de trois femmes qui rentrent dans un bar… »).

Et bien il est temps que la honte ressentie par nos collègues change de bord. Que ce soit dans un domaine concernant la bière et les femmes ou pas, qu’elles soient brasseuses, sommelières, serveuses, glacières, cheffes de rang, crémières, vigneronnes, cavistes, boulangères, gestionnaires de banquets, cheffes, malteuses, saucières, sorcières, agricultrices, distillatrices, que l’on parle de petites mains comme de dirigeantes, qu’il s’agisse de collègues ou d’employées : dénigrer toute personne sous le prétexte de l’appartenance à une catégorie arbitrairement déconsidérée place immanquablement celui qui s’y adonne à une position qui ne mérite ni complaisance, ni compréhension. On peut rire avec ; rire de n’est par contre plus tolérable.

 

Ne nous y trompons pas. Ce combat, chers amis, ne nous appartient pas. Nous ne prenons en aucun cas la parole à la place de nos collègues. Ce qui s’y joue ne nous est pas destiné. Nous ne saurons jamais vraiment ce que ça fait d’être regardé comme un morceau de viande, touché comme un objet dont on dispose, abusé comme si notre intégrité n’était pas vraiment en notre possession, violé d’un regard intrusif, d’une parole blessante, d’un geste contraire à la plus élémentaire des éducations.

Nous avons par contre le devoir de ne plus le supporter, encore moins de l’encourager. Nous devons le combattre, peu importe l’âge, la position hiérarchique, la conviction religieuse ou je ne sais quel autre critère clivant. C’est à cette condition préalable que nous ferons en sorte que la honte, la peur, le dégoût, changent de camp. Il est temps.

Alors que l’ère est au resserrement identitaire, autour d’unités sociales culturelles toujours plus petites, clivées, hétéro-exclusives, se soutenir les uns les autres devient une nécessité de plus en plus évidente. C’est ensemble qu’on peut avancer.

Il en va de l’image de nos métiers, mais plus fondamentalement du bien-être de nos sœurs, collègues, amies.

Avec justesse l’un de nous relève : une énième tribune. C’est bien joli, mais à quoi cela va-t-il bien servir, si ce n’est de se brosser les poils de nez avec ? Bonne question. Voyons si de ce petit pamphlet à la Verlaine s’accouchera une souris.

Cependant, voici quelques pistes : la création d’un macaron trans-corps de métiers (producteurs, travailleurs, usagers), que l’on arborerait fièrement sur nos habits, étiquettes, entrées d’établissements. Une charte de bonne conduite (« éducation » qu’ils appellent ça) à partager, à défendre, à prôner coûte que coûte ? peu importe. Mais nous ne laisserons plus passer ces exactions infamantes.

Notre engagement est ferme, et si nous refusons de nous réapproprier ce combat, nous nous tenons à disposition pour y prêter main forte.

Mesdames, nous sommes à vos côtés.

 

ARTICLE LA BIÈRE ET LES FEMMES DISPONIBLE ÉGALEMENT SUR BEER.BE

 

 

Signataires

Cedric Jamar (Trublion zythophile, Agalmalt)

Laurent Mousson (Agitateur brassicole)

Lucas Borgnon (Directeur général B Maker)

Alexandre Dumont (Président du West Homebrew Club)

Yann Douay (Blogueur chez lesousbock.com)

Cédric Dautinger (Journaliste pour Beer.be)

Romuald Arnould (Brasseur gérant, Brasserie Hepta)

Florian Degornet (Caviste, barman, NdB)

Arthur Lemoine (Brasseur)

Jean van Roy (Brasserie Cantillon)

Nicolas Jaegert (Caviste ambulant, La Cave en Tournée)

Geoffroy Lardeux (Président, B MAKER)

Nicolas Clerget (Barman, Capsule, Lille / Gérant de l’Abbaye des Saveurs)

Hubert Brouard (Ex-brasseur du Mont Aiguille)

Quentin Chillou (Brasseur)

Antonin Iommi-Amunategui (Auteur et éditeur)

Anthony D’Orazio (Directeur, Beer Invest)

Roderick Gaston et toute l’équipe du Hopscotch Pub & Brewery

Thomas Barbera (Blogueur, Happy Beer Time)

Maxime Halbert (Discobeery)

Angus Jeanne (DBI, Paris)

Jean-Aimé Rugiero (Brasseur, Saint-Avold)

L’Annexe (Brasserie, Bruxelles)

Stéphane Lagorce (Auteur)

Adrien Havart (Président du Beer Potes)

Fabien Adda (scénariste / beer blogueur)

Benoit Barnabé (Podcasteur chez Bière et Moustache)

Antoine Pierson (Gérant du Malt Attacks)

Fabien Claes (Co-fondateur de Brewjob)

Jonas (Bardaf, Bruxelles)

Brasserie du Singe Savant (Lille)

Brasserie de la Senne (Bruxelles)

Axel de Ville (Brasserie Illegaal, Bruxelles)

Mathieu Huygens, Nina Carleer, Hadrien Bouton (Brasserie la Source, Bruxelles)

Benoît & Jérémie (Patrons, Chez mon Ex, Bruxelles)

Léon-Christophe Etilé (Collabfut)

Maxime Dumay (Brasserie No Science, Bruxelles)

Guillaume Perrin (Journaliste vin)

Stéphane Bonjean (Vigneron, Auvergne)

Antoine Desitter (Barman/Responsable du Beer House, Lille)

Laurent Le Coustumer (Caviste, Paris)

Baptiste François (Distillateur et ex-malteur)

Quentin Figueres (Sommelier)

Nathan Suire (Barman, Lorient)

Antoon Jeantet-Laurent (Vinificateur, Dégustateur)

Éric Daout (Douelle de rêve)

Jonathan (Dudes & Beers, Paris)

PEK (Conducteur de train, Bière à la Main)

Bruno Parmentier & Greg Malcause (Bières de Quartiers, Bruxelles)

Ludovic Thonat (Caviste, La Presse Clichy)

Paolo Bouquin (market dev. Manager, Heineken France, Paris)

David Triaud, Ivan Mouchard (Barmen, Hoppy Corner, Paris)

Paula & Valéry (Brasserie Atrium, Belgique)

Antoine Lavis (J’irai Brasser Chez Vous, Belgique)

Headbang Brewery (Bussy-Saint-Georges, France)

Charles Desprez (Patron, Sur-Mesure, Lorient)

Julien Goebels (Formasa Brewing Company)

Dominique Hutin (Journaliste et œnologue, France Inter, France)

Marion Mochet (Gérante, Le Bar d’en Face, Lorient)

Brasserie de la Pleine Lune

Quentin Corcelle (Crafty Pub Tours)

Thibault Schuermans (consultant en biérologie)

Grégory Giacalone (Blog The Beer Lantern, coordinateur import/export))

François Vignaud (Bière de la Lanterne)

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