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Ce texte vient après
Sandrine Goeyvaerts
invitation,
sommelier
,
écrivain
et journaliste, pour que les professionnels masculins prennent ouvertement position sur le sexisme (et toute autre discrimination) dans le domaine de la bière, du vin et plus généralement de l’hôtellerie.
Rédigé en une journée, puis travaillé avec une équipe d’une douzaine d’autres professionnels, il a été initialement publié le 8 mars 2020 (journée internationale du droit des femmes) sur Facebook. Des événements et des faits auraient dû se produire après… puis Covid est arrivé.

Manifeste de soutien antisexiste : Pour plus d’inclusivité dans la bière
Nous, professionnels du goût, défenseurs des plus belles tables, du plaisir partagé, des fêtes, des vins fins, des banquets divins et autres repas simples, en avons assez. C’est allé trop loin. Nous sommes depuis trop longtemps les témoins d’actes d’un autre âge, d’actes qui ne font rire personne, pas même le public le moins averti.
Les plaisirs de la chair ne valent que lorsqu’ils sont partagés, librement consentis, lorsqu’enfin une véritable égalité entre toutes les parties est pleine et entière, heureusement assumée. Cependant, il semble qu’il y ait une petite confusion entre les plaisirs de la table et de la chair, au détriment de nos collègues féminines. Il est maintenant temps de changer.
L’égalité semble trop belle… si ce n’est que sur les médias sociaux.
L’égalité fait bonne figure sur du papier glacé ou sur les médias sociaux. Quel que soit le pays concerné, nous entendons et connaissons tous des hommes politiques qui affirment leur soutien et font de la cause de l’égalité des sexes leur cheval de bataille, la main sur le cœur. Ces mêmes politiciens qui, d’un autre côté, refusent activement l’égalité salariale, n’écoutent pas quand on leur parle d’une impasse administrative lors du dépôt d’une plainte pour agression sexuelle, ou nient tout simplement toute accusation de sexisme dans leurs propres rangs. Ce double discours, inhérent à notre condition d’êtres de parole, est malheureusement encore très répandu.
Cependant, nous sommes las d’assister, abasourdis et stupéfaits, à ce qui devant nous, parmi nous, dans nos propres rangs, comme une saynète surjouée avec de mauvais acteurs mal engoncés dans les pratiques d’un autre âge, supposé définitivement révolu, tend à ressurgir.
Rejet, dénigrement, indélicatesse, voire abus : on nous montre un retour, voire une banalisation à ciel ouvert de la dé-subjectivation systématique, souvent acceptée, parfois encouragée, d’une partie de la population qui n’aurait jamais dû être considérée comme négligeable. C’est autant une question de fond que de forme.
Considérons la forme: le plus souvent, nous sommes confrontés à des idées marketing « brillantes » qui nous rappellent ces années où la moitié de la population de la Terre était considérée comme des objets, des accessoires, des feuilles au mieux. Une époque où « l’épouse de quelqu’un » était ce à quoi toute femme pouvait aspirer de mieux, si elle était douée, ambitieuse ou diplômée… Des noms douteux sont mis sur le marché, des titres lascifs trônent régulièrement et fièrement sur des étiquettes ou des articles, et ceux qui se font appeler « fellows », manifestement fiers de leur jeu de mots, de leur référence salace, présentent des bières comme le bambin satisfait qui rapporte avec joie son tabouret brillant. Si de telles initiatives existent encore aujourd’hui, c’est parce qu’elles continuent de susciter l’admiration, le soutien, la complicité.
Nous pouvons également parler de ces nombreux slogans, bien trop connus, liés au genre comme un gros ventre l’est au football et à sa ligue.
Si le style de toute expression culturelle renseigne sur la qualité de l’émetteur : que conclure de ces claquements de doigts à l’égard de nos collègues féminines, de ces « hommages » qu’aucune d’entre elles n’a demandés, de ces soi-disant comités de défense de l’égalité des sexes uniquement peuplés d’hommes aux cheveux gris ?
Sur le fond, maintenant :
Nous pourrions revenir à cette chanson démodée, lourdement galvaudée ad nauseam: les fameuses « bières de femmes« , qui sont aussi féminines que le stéréotype collant qu’elles ne cessent de répandre. Ne t’avise pas de penser, femme : Je sais ce qui est bon pour toi, je sais ce que tu aimes. Vous êtes d’accord avec moi, mais vous ne le savez pas encore. La bière, une affaire d’hommes.
Le goût n’est pas analysé avec les gonades, et le fait d’avoir découvert de supposées papilles gustatives autour des testicules ne nous permet pas de ne pas utiliser notre cortex préfrontal (c’est-à-dire de penser). Mais il semble que le simple fait de ne pas l’utiliser soit devenu pour certains d’entre nous une marque de fabrique.
De même, être une femme ne rend pas l’assiette moins lourde, le service de la bière plus facile, les clients moins exigeants. En outre, est-il encore intolérable d’accepter que, indépendamment de l’expérience ou des capacités, nous préférons avoir des hommes aux postes de direction, et des femmes comme subordonnées.
Origine de la bière – le rôle oublié des femmes
Cependant, qu’on s’en souvienne, qu’on le comprenne ou qu’on le nie tout simplement : historiquement, la bière EST une affaire de femmes. Nous pourrions parler de sa production (des producteurs de Mésopotamie aux tavernes londoniennes médiévales) ou de sa consommation, de ses muses (de Ninkasi à Inana, ou des gravures de Mucha) ou de certaines des grandes découvertes qui la structurent (il suffit de mentionner la légende d’Hildegarde Von Bingen) : nos collègues féminines ne sont en rien moins dignes de respect. Mais – comme à chaque situation de risque imaginaire de castration – dès que le propriétaire d’un quelconque appendice érectile excréteur se sent menacé, il le saisit par la force. « Mine ». Le pouvoir est à moi. Vous accouchez ? Je mène. Vous êtes charmant ? Je vous couvre (et vous accuse de me tenter). Vous vous exprimez ? Je frappe et frappe. Tu crois ? Depuis quand ? Vous votez ? Choisissez ceux que je vous indique. Vous brassez ? Vous buvez de la bière ? Vous parlez de bière ? Et ensuite ?
Sommes-nous encore dans la période de la tutelle virile ? Du Pater familias ? Est-ce le 21ème siècle ?
L’heure du changement – et de la prise de conscience – a sonné
Alors qu’il est apparemment encore possible de distinguer l’homme de l’œuvre, et d’applaudir le travail de personnes condamnées pour des actes que toute morale condamnerait, nous devons avec une énergie renouvelée marquer notre engagement politique, sortir du beau bois de l’indolence tiède qui fait de nous des complices coupables de ce que nous dénonçons ici.
D’ailleurs, des initiatives existent déjà, et elles méritent à tout le moins notre soutien franc et entier. Qu’il s’agisse de la Pink Boots Society, des Bières sans barbe, des Vinifilles ou de bien d’autres, le temps de l’évolution est venu. Une société qui organise encore ses protagonistes de manière complémentaire (c’est-à-dire de manière inégale) doit soit évoluer, soit dépérir. Nous, signataires du présent texte, avons choisi. Le féminisme n’est pas un choix, plus maintenant. En d’autres termes, lorsque l’égalité est un engagement politique, et pas seulement un fait établi, il y a beaucoup de rattrapage à faire.
Cette cause fondamentale qui est la nôtre ne peut souffrir d’un tel silence qui ressemble trop à la complicité d’une oppression si contraire aux valeurs fondamentales de la bière : partage, plaisir, fraternité, innovation et créativité, respect, implication et dévouement. Ces valeurs, inscrites au cœur même de nos professions, ne peuvent être véritablement respectées au détriment de leurs travailleurs, même d’une partie d’entre eux. Si nous acceptons la revendication d’un engagement politique en invitant nos clients à soutenir l’artisanat dans l’industrie brassicole (le fameux « consom’acteur « . » : acheter localement, soutenir les petits producteurs et non les actionnaires, etc.), nous devons réfléchir à notre propre engagement éthique. Et s’il peut revêtir de nombreux aspects, celui de la ségrégation n’est ni négociable ni acceptable. Tant que nous accepterons parmi nous des contradictions aussi importantes à la décence élémentaire, nous accepterons pour nous tous l’image peu reluisante du buveur de quantité, de l’égoutier en boîte, de l’oncle inculte. Nous en souffrons tous. Mais on ne peut pas demander le respect de l’artisanat d’un côté et cracher sur une partie importante de ses acteurs de l’autre.
L’heure est à la cohérence, à l’affirmation « what you see is what you get ».
Nous vivons entourés de nombreuses Marie Curie potentielles : pionnières, audacieuses, brillantes. Nous leur devons respect, déférence, considération. En revanche, rien ne nous permet de rejeter, de dénigrer, de nous moquer de quiconque, et certainement pas sur la base de critères aussi arbitraires que le sexe, l’orientation sexuelle, la couleur de la peau, le handicap.
Nous ne devrions plus applaudir lorsqu’une offre d’emploi dans une brasserie mentionne M/F/X. Nous ne devons pas non plus accepter ou permettre les remarques sexistes, les blagues ciblées ou les surnoms grossiers, qui sont autant de mains sur le derrière de nos propres sœurs, mères, épouses. Assez d’injures, comme « Jus d’homme », « Triple salope », et ainsi de suite. Ce n’est pas acceptable en 2021, comme ça n’aurait jamais dû l’être il y a 60 ans.
Nous avons tous entendu des anecdotes. Parfois, nous avons même participé à de telles situations, qui devraient nous faire rougir, et pas avec plaisir (« l’histoire de trois femmes qui entrent dans un bar »). Maintenant, il est temps pour la honte qui a été ressentie par notre collègues féminines pour changer de camp, qu’ils soient brasseurs, sommeliers, serveuses, glaciers, maîtres d’hôtel, crémiers, viticulteurs, cavistes, boulangers, directeurs de banquets, chefs cuisiniers, malteurs, soucoupes, sorcières, agriculteurs, distillateurs…Qu’il s’agisse de « petites mains » ou de dirigeants, qu’il s’agisse de collègues ou d’employés : Dénigrer une personne sous prétexte d’appartenir à une catégorie arbitrairement discréditée place inévitablement celui qui le fait dans une position qui ne mérite ni complaisance ni compréhension. On peut rire avec; rire de, en revanche, n’est plus tolérable.
Ne nous trompons pas. Ce combat, chers amis, ne nous appartient pas. Nous ne parlerons en aucun cas à la place de nos collègues. Ce qui est en jeu ne nous est pas destiné. Nous ne saurons jamais vraiment ce que c’est que d’être perçu comme un morceau de viande, touché comme un objet jetable, maltraité comme si notre intégrité n’était pas vraiment la nôtre, violé par un regard intrusif, un mot blessant, un geste contraire à la forme la plus élémentaire de bonne éducation. Nous avons cependant le devoir de ne plus la tolérer, et encore moins de l’encourager. Nous devons la combattre, quels que soient l’âge, la position hiérarchique, la conviction religieuse ou tout autre critère de division. C’est à cette condition préalable que nous ferons en sorte que la honte, la peur, le dégoût, changent de camp. Il est temps. À une époque où les identités se réduisent, autour d’unités sociales culturelles de plus en plus petites, clivées et hétéro-exclusives, se soutenir mutuellement devient une nécessité de plus en plus évidente. Ensemble, nous pouvons aller de l’avant. L’image de notre profession, mais plus fondamentalement, le bien-être de nos consœurs, collègues et amies, sont en jeu.
L’un d’entre nous fait remarquer à juste titre : encore un autre texte. C’est bien beau, mais à quoi cela va-t-il servir, si ce n’est à se brosser les poils du nez avec ? C’est une bonne question. Voyons voir si ce petit pamphlet à la Verlaine ne servira pas à grand-chose. Voici toutefois quelques idées : la création d’un badge interprofessionnel (producteurs, travailleurs, utilisateurs), que nous afficherions fièrement sur nos vêtements, nos étiquettes et à l’entrée des établissements. Une charte de bonne conduite ( » éducation « , disent-ils) à partager, à défendre, à prôner à tout prix ? peu importe. Mais nous ne laisserons pas ces exactions infâmes se poursuivre. Notre engagement est ferme, et si nous refusons de prendre en charge ce combat, nous sommes prêts à vous aider.
Mesdames, nous sommes à vos côtés.
Signataires
Cedric Jamar (trublion zythophile, Agalmalt)
Laurent Mousson (Agitateur de bière)
Lucas Borgnon ( PDG deB Maker )
Alexandre Dumont ( Président duClub Homebrew Ouest )
Yann Douay (Blogueur à lesousbock.com)
Cédric Dautinger ( Journaliste deBeer.be )
Romuald Arnould (Chef brasseur, Brasserie Hepta)
Florian Degornet (Caviste, barman)
Arthur Lemoine (Brasseur)
Jean van Roy ( BrasserieCantillon )
Nicolas Jaegert (caviste de rue, La Cave en Tournée)
Geoffroy Lardeux (Président, B Maker)
Nicolas Clerget (Barman, Capsule, Lille / Manager de l’Abbaye des Saveurs)
Hubert Brouard (Ex-brasseur du Mont Aiguille)
Quentin Chillou (Brasseur)
Antonin Iommi-Amunategui (Auteur et éditeur)
Anthony D’Orazio (Directeur, Beer Invest)
Roderick Gaston et toute l’équipe du Hopscotch Pub & Brewery
Thomas Barbera (Blogueur, Happy Beer Time)
Maxime Halbert (Discobeery)
Angus Jeanne (DBI, Paris)
Jean-Aimé Rugiero (Brasseur, Saint-Avold)
L’Annexe (Brasserie, Bruxelles)
Stéphane Lagorce (Auteur)
Adrien Havart (Président du Beer Potes)
Fabien Adda (scénariste / blogueur bière)
Benoit Barnabé (Podcasteur chez Bière et Moustache)
Antoine Pierson (Gérant du Malt Attacks)
Fabien Claes (Co-fondateur de Brewjob)
Jonas (Bardaf, Bruxelles)
Brasserie du Singe Savant (Lille)
Brasserie de la Senne (Bruxelles)
Axel de Ville (Brasserie Illegaal, Bruxelles)
Mathieu Huygens, Nina Carleer, Hadrien Bouton (Brasserie la Source, Bruxelles)
Benoît & Jérémie (mécènes, Chez mon Ex, Bruxelles)
Léon-Christophe Etilé (Collabfut)
Maxime Dumay (Brasserie No Science, Bruxelles)
Guillaume Perrin (Journaliste vin)
Stéphane Bonjean (Vigneron, Auvergne)
Antoine Desitter (Barman/Responsable du Beer House, Lille)
Laurent Le Coustumer (Caviste, Paris)
Baptiste François (Distillateur et ex-malteur)
Quentin Figueres (Sommelier)
Nathan Suire (Barman, Lorient)
Antoon Jeantet-Laurent (Vinificateur, Dégustateur)
Éric Daout (Douelle de rêve)
Jonathan (Dudes & Beers, Paris)
PEK (Conducteur de train, Bière à la Main)
Bruno Parmentier & Greg Malcause (Bières de Quartiers, Bruxelles)
Ludovic Thonat (Caviste, La Presse Clichy)
Paolo Bouquin (responsable du développement des marchés, Heineken France, Paris)
David Triaud, Ivan Mouchard (Barmen, Hoppy Corner, Paris)
Paula & Valéry (Brasserie Atrium, Belgique)
Antoine Lavis (J’irai Brasser Chez Vous, Belgique)
Brasserie Headbang (Bussy-Saint-Georges, France)
Charles Desprez (Patron, Sur-Mesure, Lorient)
Julien Goebels (Formasa Brewing Company)
Dominique Hutin (Journaliste et œnologue, France Inter, France)
Marion Mochet (Gérante, Le Bar d’en Face, Lorient)
Brasserie de la Pleine Lune
Quentin Corcelle (Crafty Pub Tours)
Thibault Schuermans (consultant en biérologie)
Grégory Giacalone (Blog The Beer Lantern, coordinateur import/export))
François Vignaud (Bière de la Lanterne)
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